François Salmeron 2020 /
série Corps Fictions
Critique d’art membre de l’AICA France
Chargé de cours au département de photographie de l’Université Paris 8
Réalisée à partir d’un fonds d’images de l’Institut Pasteur, la nouvelle série photographique de Patrick Rimond, intitulée « Corps Fictions », s’inscrit dans le cadre du projet « Organoïde » qui pose un regard artistique sur de récentes recherches biomédicales. Ces clichés scientifiques, altérés et retouchés par le photographe, nous placent d’emblée dans un champ de réflexion inhérent à l’histoire de ce médium et des savoirs : la photographie peut-elle révéler le réel au-delà de ce que notre vision naturelle saurait saisir ? Peut-elle enrichir le domaine des sciences et des arts en affinant notre perception des choses, et en dévoilant des dimensions inédites du vivant à notre imagination ?
La science et la photographie, exploratrices du réel
« Corps Fictions » nous plonge en effet au cœur de structures cellulaires invisibles à l’œil nu, et nous rappelle que, loin des chimères que présage un tel titre, la photographie a souvent été louée, dès ses origines, pour sa capacité à enregistrer et révéler la réalité matérielle jusque dans ses moindres détails. On vante notamment son « exactitude mathématique » et son « inimaginable précision », deux vertus qui conviennent tout à fait à la microscopie qu’étudie ici Patrick Rimond, et que le physicien François Arago ne manqua pas de souligner lors de son discours devant les Académies des sciences et des beaux-arts en 1839, au cours duquel il présenta à la France l’invention révolutionnaire que fut la photographie. Plus d’un siècle plus tard, le sociologue allemand Siegfried Kracauer remarque à son tour que la photo semble toute destinée à offrir de grands « bienfaits » aux sciences et aux arts, en tant qu’« instrument idéal pour reproduire et explorer la nature sans aucune distorsion »1. Sa rigueur technologique et son œil mécanique la voueraient à mettre à jour des « dimensions jusque-là insoupçonnées de la réalité » et à accompagner des découvertes décisives. Bien entendu, ces mentions font directement écho aux équipements auxquels s’intéresse Patrick Rimond à travers les recherches de l’Institut Pasteur, mais elles évoquent aussi les vues astronomiques, la chronophotographie ou la radiographie par rayons X apparues à l’époque moderne. Soit autant de procédés qui ont fasciné les regards les plus curieux et les plus avertis, comme celui de Laszlo Moholy-Nagy, professeur au Bauhaus et figure de proue du courant avant-gardiste de la Nouvelle Vision, qui encourageait les artistes à nourrir leurs différentes pratiques des images issues des dernières avancées scientifiques. En somme, c’est comme si, grâce aux qualités intrinsèques de la photo et aux progrès technologiques qui la portent, des pans inconnus du vivant promettaient de se livrer à nous… et, par-là, de fertiliser à la fois nos connaissances et notre créativité.
Repousser les bornes du visible et du savoir
Patrick Rimond a ainsi rephotographié des tirages argentiques effectués par la Docteure Dorit Hanein à partir d’un microscope électronique. A la marge des clichés dont il a modifié les contrastes, les couleurs et la luminosité, quelques annotations manuscrites de la chercheuse surgissent parfois, comme pour authentifier que l’on se trouve bien face à divers agrandissement de filaments (muscle ou chair) composés de cellules. Celles-ci sont formées de protéines et d’acides aminés qui, à leur tour, abritent des agrégats de molécules, détaille la scientifique. La résolution de l’appareillage nous permet donc d’accéder à une représentation extrêmement précise des corps miniatures et, à mesure que le champ perceptif s’approfondit, l’étendue de nos savoirs sur la constitution du vivant s’accroît par conséquent. Les frontières entre le visible et l’invisible se trouvent ainsi redessinées, et le fantasme d’une humanité augmentée n’est plus très loin… Si tant est que l’on considère l’appareil photo et le microscope comme des sortes de « prothèses »2 technologiques capables de perfectionner nos organes sensitifs, et d’enrichir notre compréhension du monde par la révélation de phénomènes jusqu’alors inexplorés.
Expérimenter à partir d’images scientifiques
Mais au-delà de cet utopisme fondé sur la croyance en un progrès des savoirs et de l’humanité, Patrick Rimond rappelle que cette « immersion dans les tissus du corps humain » ne peut s’accomplir, chez le spectateur, qu’« au prix d’une perte de repères ». Car comment décrypter de telles images ? Et comment s’y orienter si aucun éclairage scientifique ne nous guide ? A quoi pourrait se raccrocher notre sens commun qui se trouve ici « totalement dépaysé » et « sans appui », comme le soulignait Brassaï face à ce genre d’image ? D’autant que Patrick Rimond a superposé ces clichés scientifiques à des extraits de ses propres prises de vue : des mises en scène de corps humains dont les textures et les galbes ont été soigneusement choisis, mais dont on ne saurait clairement identifier la silhouette, comme s’il s’agissait de dégager le médium photographique de la fonction référentielle à laquelle on la cantonne couramment. Deux types d’échelle de corps fusionnent donc dans ces compositions expérimentales où toute forme familière se dérobe, au vu de la nature même des clichés de l’Institut Pasteur et des manipulations numériques générées par l’artiste.
Sonder les présupposés de la rationalité moderne
« Plus la matière s’émiette en une multitude de petites entités, et moins le cerveau est capable d’interpréter cette réalité sous-jacente », prévient encore l’artiste. D’une part, le procédé microscopique opère par analyse, fidèle aux préceptes de la science moderne : on va du plus complexe au plus simple, le corps se comprenant comme un agrégat de matière, tel que le préfigurait déjà l’atomisme de Lucrèce. On tente ainsi de décomposer toute forme de vie en un ensemble d’unités élémentaires. En cela, nos instruments ne font que suivre « la pente naturelle de l’intelligence »3 qui procède par distinction et différenciation, pour déterminer des entités fixes et immuables dans le foisonnement d’un monde impermanent. Mais chaque être vivant, entendu comme un tout unifié, se réduit-il à la somme de ses parties ? Ou les excède-t-il, animé par un principe d’organisation irréductible à tout matérialisme ? D’autre part, la loupe grossissante du microscope bouleverse nos habitus perceptifs : à cette échelle, plus rien ne se rend reconnaissable ! Nos certitudes n’opèrent plus afin d’attester si l’on a bien affaire à tel ou tel objet. Ainsi, on comprend aux côtés de Patrick Rimond que les tirages qui résultent de ces vues miniatures ne constituent en rien une image transparente du réel : ils résistent à notre compréhension, et peuvent même induire une « confusion ». Leur lecture ne relève d’aucune évidence, et le mythe d’une photographie pensée comme un langage universel, ou une image lisible en soi, s’effondre. Au contraire, l’appréhension d’un cliché est toujours médiée par un ensemble de connaissances relatives à notre culture (ici la microbiologie), qui nous permet de nous situer (ou pas !) face à ce qui s’y trouve représenté, et de lui prêter un sens.
Quand la science se fait fiction et réenchante l’imaginaire
Paradoxalement, Patrick Rimond soutient que la science, habituelle garante du vrai, devient ici un « récit fictionnel » partant « du réel observable » pour « descendre vers l’infiniment petit ». Le chemin menant à la vérité ne consiste plus à s’élever vers un au-delà suprasensible ou transcendant, comme l’a soutenu tout un pan de la métaphysique occidentale depuis Platon. Désormais, il s’agit de se diriger en-deçà du visible, au cœur de la réalité matérielle, là où se logerait la clé de la vie, comme si la moindre molécule contenait déjà en elle le principe régissant toutes les échelles du vivant… Les contrées inouïes que révèle l’œil du microscope réenchanteraient ainsi notre perception du monde : elles excèdent le pouvoir de notre imagination – le réel dépasse la fiction –, et nous font renouer avec le sentiment d’« étonnement » qui se situe à la racine de tout désir de connaissance. On s’émerveille donc devant ces formes miniatures dont la structure paraît naturellement harmonieuse. Alors, mieux qu’un démiurge, qu’un architecte ou qu’un artisan, dieu serait-il artiste ? En tout cas, la beauté intrinsèque du vivant, ayant déjà inspiré Laure Albin Guillot qui y voyait dans son album Microphotographie (1931) un répertoire ornemental à décliner sur divers supports (tissus, habits de mode ou papiers-peints !), s’affirme comme une source d’inspiration féconde pour l’art. Et les découvertes biomédicales, que l’on croyait réservées à la rationalité de l’entendement, constituent aussi un terrain d’exploration inépuisable dans lequel notre imaginaire se projette librement…
1 Siegfried Kracauer, « La photographie », in Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle, Flammarion, Paris, 2010.
2 Laszlo Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Gallimard Folio, Paris, 2007.
3 Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, Paris, 2013.