- Sabina Czajkowska 2008 /
série Hypnagogies
Journaliste et critique d'art, Arteon magazine
Rencontres de Patrick Rimond
(Catalogue de l'exposition à la Galeria O.N., Poznan, Poland)
Patrick Rimond est un observateur. On peut dire que ses recherches photographiques consistent à chaque fois à "partir à la rencontre" du monde. La curiosité, l’ouverture à tous les signaux que l’artiste reçoit (ceux qui sont perçus et reconnus rationnellement mais aussi, et surtout, ceux qui sont absorbés par l'inconscient), autant que la confiance en une intuition visuelle et que finalement la prise du risque pour "simplement" relâcher le déclencheur, sont indispensables pour être ledit observateur. Que ce soient les portraits dans lesquels Patrick va à la rencontre "d’une personne inconnue", "d’un autre" (avec toutes les conséquences qui en découlent, y compris le fait que lui-même est aussi perçu comme "un autre" par la personne qui est devant son appareil photo) où il se concentre sur l'essence de la rencontre, de la présence et de "l'être" de l'humain dans une forme forte de portrait, ou que ce soient les paysages, surtout les paysages urbains, dans lesquels en apparence rien ne se passe mais qui hypnotisent par leurs formes, intriguent par une non dite mais perceptible étrangeté, les photographies sont toujours un enregistrement de l’envie de rencontre. Pour qu’une rencontre soit réussie, il faut sans doute la chercher, être toujours prêt à recevoir tout ce qui apparaîtra dans notre champ de perception et de sensation. L’environnement de l’homme d’aujourd’hui constitué d'un espace dense, compliqué, avec une multitude d’images, de sons, d’évènements, de mouvements et de transferts, peut s’avérer oppressif. Les stimulants extérieurs (et pas seulement visuels) venant d'une réalité apparemment ordinaire piquent les sens et l’esprit de l’artiste provoquant une réaction automatique, dans ce cas une urgence d'enregistrement. La série la plus récente de Patrick Rimond est l'enregistrement photographique d’une vision hypnagogique, d’un ensemble de stimuli inconscients, dont la présentation sous forme d’image donne une idée sur la source de fascination, la fascination obsessive pour un lieu, sa forme, sa vie et son ambiance. Une photographie en tant qu’enregistrement de cette "rencontre" peut être une sorte de transcription sous forme d’image qui dévoile un moment, une pensée volatile insaisissable, une source indevinable d’activation de l'inconscient de l’artiste en face d’une rencontre avec la réalité.
Charles Baudelaire a décrit cette attitude de l’artiste toujours curieux du monde dans Le Peintre de la vie moderne. Pour le poète-critique, un artiste qui sait se retrouver dans la vie contemporaine est un flâneur. Le flâneur est un passant tranquille, un observateur désintéressé dont "la curiosité peut être considérée comme le point de départ de son génie" et de sa "passion irrésistible".1 L’artiste apprécié par Baudelaire, est comme ce convalescent deux fois plus heureux parce que finalement vivant et qui savoure le monde et sa vie. "C'est un moi insatiable du non-moi."2 De plus, l’état d’un tel convalescent ressemble au ravissement d’un enfant "qui a la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence" et qui "voit tout en nouveauté; il est toujours ivre".3 La perception enfantine est plus aiguë, "magique". Et l’art est une sorte de magie, "d’opération magique".4 Baudelaire a créé sa propre "philosophie de l’art", il l’a décrite en tant que journaliste et critique dans ses "Salons", comptes rendus de grandes revues de l’art contemporain. Parmi les catégories importantes qu’on retrouve dans l’œuvre de Baudelaire je voudrais approfondir celles qui, en dehors des catégories déjà mentionnées, me permettront de regarder les photographies de Patrick Rimond sous un angle différent. La philosophie spécifique de Baudelaire s’appuie sur plusieurs dichotomies reflétant un drame intérieur du poète: la lutte entre deux sentiments contradictoires: "l’horreur de la vie et l’extase de la vie" dans l’expérience du monde réel et l’excitation pour le monde surréel.5 Comme l’écrit David Carrier, pour l’artiste ce ne sont pas deux mondes différents l’un de l’autre mais un seul monde perçu de deux façons différentes – la différence consiste en une sorte de qualité et le passage d’un état à l’autre se fait d’une façon "magique" avec l’aide de l’art mais aussi de la prière, des drogues. Selon le poète il est possible d’apercevoir ces deux mondes uniquement à l’aide des correspondances entre les mondes sensuel et spirituel et le rôle d'un vrai artiste consiste justement à les faire ressortir. L’imagination y joue un rôle clef. Chez Baudelaire l’imagination est une catégorie principale, une caractéristique indispensable à l’artiste, "la reine des facultés", "elle touche à toutes les autres, elle les excite, elle les envoie au combat".6 C’est l’imagination qui permet à l’artiste de ne pas imiter le monde mais d'en créer un nouveau et différent sur la base des fragments de ce monde, de l’observation de ses mystères. Pour le poète l’art marqué par un réalisme mal compris, une reproduction sans réflexion, est abominable (c’était l'aspect de la photographie qui l’empêchait de considérer cette dernière comme outil de création artistique, il la considérait uniquement comme instrument scientifique – enregistreuse de faits sans percevoir derrière l’objectif l’esprit créatif et l’imagination de l’artiste agissant par l’intermédiaire et grâce à la spécificité de l’optique photographique). Baudelaire n’hésite pas à affirmer que l’imagination en tant que faculté "cardinale" est apparentée à l’infini. L’imagination est une catégorie presque métaphysique, une sorte de véhicule qui permet de voir d’avantage, plus clair et plus aigu. Son effet, son influence sont comparables à une drogue dans le sens de "revêtir la nature entière d'un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus despotique".7 Également liée à cette notion est la notion d'étrange qu’on retrouve dans les écrits de Baudelaire (ce qui est beau est aussi merveilleux) – l'étrangeté naïve, inconsciente, détermine aussi la beauté de l’art. Baudelaire cite Poe qu’il admirait: "«C'est un bonheur d’être étonné » ; mais aussi «c'est un bonheur de rêver »."8 L’étonnement qui va de pair avec la curiosité est une caractéristique qui forme l’artiste – le flâneur, celui qui suit les signaux perçus de son inconscient et met son appareil photographique entre ; entre le monde réel et le monde surnaturel, étrange - en référence à la notion freudienne décrivant ce qui a été caché mais qu’on a dévoilé, ressorti, ce qu’on éprouve à la frontière entre la veille et le sommeil: entre ce qui est reconnaissable (rationnel) et non reconnaissable. Une vision hypnagogique.
Baudelaire serait-il un proto-surréaliste? Peut-être, les surréalistes se référaient volontiers à la tradition romantique symbolique des "poètes maudits" en incluant Baudelaire. La catégorie de l’imagination non retenue, révélant ce qui n’est pas "naturellement" visible, autant que la perception hypnotique du monde et son expression sont communes au surréalisme et au symbolisme. Les photographies de la dernière série de Patrick Rimond sont un enregistrement de la réalité perçue et transformée par l’imagination, l'inconscient et l’intuition. Les stimulants extérieurs (pas seulement visuels) qui semblent être ordinaires, en réalité irritent les sens et l’esprit. Au début du XXe siècle, les artistes du groupe dada surréaliste, à l'instar des futuristes pour ne citer qu'eux, ont trouvé l’inspiration dans le monde contemporain et dans son quotidien "non artistique". Le tissu vivant de la ville, la circulation, la technique, les couleurs et les lumières ont nourri leurs œuvres. Nu descendant d’un escalier de Duchamp en est l’exemple le plus célèbre. En même temps les aspects "ordinaires" de la vie moderne, sortis de la réalité par les opérations artistiques, devenaient différents parfois menaçants, parfois amusants ou absurdes. Les Sculptures involontaires de Brassaï, photographies où un objet ordinaire, comme un ticket de bus, commence à vivre sa propre vie dans notre imagination, en sont un autre exemple bien connu.
Susan Sontag disait qu’il existe "une sorte de sensibilité surréaliste dans la photographie"9 et c’est une tradition visuelle perceptive vivante qui n’est pas liée uniquement aux photographes surréalistes. Le fait qu’un objet ordinaire, domestique ou même le coin de quelque chose, négligé dans la masse de beaucoup d'autres du quotidien, dévoile "sa beauté" quand il est photographié, est une thèse soutenue par de nombreux artistes n’étant pas directement liés au mouvement surréaliste (Edward Weston en est un exemple évident). Dans le contexte de l’art moderne, on parle donc d’une certaine tradition surréaliste d'une vision sensible qui selon Sontag est "promue" par la photographie. Cette tradition retentit fortement dans les travaux récents de Patrick Rimond, aussi bien dans la définition de sa méthode de travail en tant que vision hypnagogique (idée "artistiquement" popularisée par les surréalistes) que dans l’idée de transcription de la réalité et d’enregistrement de "traces" pour en interroger le résultat, pour apprendre de ces images enregistrées. Par sa nature la photographie est directement liée, comme l’écrit Rosalind Krauss, à la réalité et les surréalistes ont fait ressortir la spécificité de transfert du réel, consistant en un enregistrement photochimique de traces de la même façon que des ronds d’eau sur une table font référence au verre froid qui les a laissés.10
Max Ernst est une personnalité importante pour Rimond (qui était personnellement fasciné par ce dernier et qui l’a introduit dans le monde de l’art au début de sa carrière artistique). Ses inventions de techniques artistiques comme les frottages et les collages sont une excellente incarnation de l’idée de transcription, d’enregistrement de traces, à partir d’un fragment tiré de la réalité ordinaire et par conséquent, de la découverte de quelque chose de fantastique. Il n’est pas important que ces techniques ne soient pas directement liées à la photographie. Dans le contexte de ce que j’ai appelé dans la première partie du présent texte une "fascination inconsciente", source impénétrable d’activation de l'inconscient de l’artiste par rapport à la réalité, le témoignage d’Ernst sur un souvenir qui lui a fait découvrir la technique du frottage, paraît intéressant. Dans la chambre de son enfance, une surface avec un revêtement imitant l’acajou situé en face de son lit fut le support de rêves lucides, naissant entre la veille et le sommeil. Plus tard, un vieux plancher marqué par des rainures et des sillons a mis Ernst dans l’état d’une irritation obsessionnelle. Dans le dessein de capter le coeur de cette obsession, se référant à ses capacités méditatives et hallucinatoires, il réalisa une série de dessins en mettant du papier sur le plancher et en le frottant avec une mine de plomb. Ernst était convaincu que ces dessins, étant différents d'une simple reproduction de la surface du plancher, pouvaient lui donner une explication de la raison de son obsession et lui révéler le spectre de cette celui-ci.11 Krauss le définit en tant qu’automatisme continuel de l’enregistrement de la nature, en tant que présentation (en opposition à la représentation, à l’image).12 Les surréalistes, en particulier les poètes représentant ce mouvement, appelaient les techniques inventées par Ernst ou Man Ray des "opérations magiques". Le parallélisme avec l’idée de la "magie" que nous rencontrons chez Baudelaire n’est pas fortuit. La transformation magique de la réalité est le privilège de l’art, elle est le résultat des démarches d’un artiste sensible. L’appareil photographique, un œil différent de l’œil humain, voyant plus, sous un autre angle, enregistrant avec une autre vitesse et exactitude, est une sorte de prothèse augmentant la faculté physique du corps.13
L’appareil photographique et les possibilités qu’il offre sont pour Patrick Rimond une technique, un outil technologique permettant d’enregistrer ses traces et obsessions inconscientes. Ce qui est important de dire aussi est qu'il n'y a pas de manipulations informatiques. Les photographies sont prises dans un endroit à côté duquel l’artiste passe tous les jours. C'est donc un endroit familier et connu d'une part mais d’autre part, par le fait du passage quotidien, il est sans importance et sans intérêt. Patrick Rimond a photographié dans un espace limité à environ 60x60 m qui, de façon inexplicable a influencé son inconscient. Les photographies sont comme une transcription de cette expérience qui reste un mystère. Sa visualisation est une tentative d’apprivoisement, de saisie sur ce qui, en dehors du raisonnement rationnel, oriente les hommes. Il s'agit, comme pour Ernst, de réaliser un frottage pour apprendre plus sur l’obsession et capturer son "spectre". Du point du vue esthétique, auquel Ernst n’était pas indifférent, des interventions réalisées dans un endroit commun et sur une matière ordinaire peuvent donner un résultat très intrigant. Cela démontre à quel point cette photographie est visuellement séduisante et attractive.
Les travaux de Patrick sont des cadres choisis et parfaitement composés. Le mystère de l’expérience est communiqué au spectateur qui ne reçoit pas une simple "présentation" du lieu ou de la situation. Les images photographiques doivent plutôt être appréhendées de façon intuitive, complexe, comme un tout. Le manque de représentation précise et l'insinuation peuvent être perturbants, mais il ouvre aussi un nouveau champ pour l'imagination, pour les associations d'idées et pour des complétions inattendues. C'est peut-être une bonne idée que de se laisser plonger dans l'espace de la photographie, l’angle de vue de l’appareil photographique, différent de celui d’un être sur deux jambes, se tenant droit, oblige à changer de références perceptives, étant toujours liées à notre attitude verticale et nos habitudes physiques d’orientation dans l’espace. Les rythmes de grille, la sérialité et la répétitivité des formes dans ces photographies sont d'une grande musicalité. Elles introduisent de nombreuses dynamiques dans ces visions en apparence "mortes" et "froides". Je pense que nous avons affaire à une sorte de synesthésie poétique (une autre référence à Baudelaire) où des stimulants visuels influencent nos sens, les couleurs semblent apathiques et les formes vibrent musicalement. La lumière et l’ombre, le scintillement, la netteté et l'évanouissement, le manque de mise au point et l'impossibilité de reconnaître les formes irritent, fascinent de façon hypnotique. Il faut regarder attentivement et être perspicace, savoir compléter ce qui n’est pas dit dans un texte écrit ou dans la présentation enregistrée. Et un tel besoin naît immanquablement dans l’esprit du spectateur. Nous voulons être sûr de voir et de savoir tandis que l’endroit photographié est fluctuant, distrayant et nous échappe.
L’espace est la qualité particulière de ces photographies, formé par la lumière et la couleur, il est mouvant et attirant, et en même temps tranché par des lignes franches qui le lient fortement à la surface. Grâce à cette ambivalence, les travaux se caractérisent par une qualité graphique intéressante. La couleur est également importante – la palette de couleurs est limitée, subtile, délicate, elle renforce cette impression d’irréel et de dématérialisation, d’une présence éphémère de quelque chose qu’on a éprouvé pendant un moment, on dirait un éclair saisi uniquement grâce à l’appareil. Bleu, un peu de vert, noir et gris argenté. C’est la couleur qui distingue les photographies de Patrick Rimond, surtout dans ses paysages urbains. Il ne cherche pas les couleurs perçantes, criardes et fortes. Les couleurs sont un peu ternes, inintéressantes mais marquées par des contrastes qui sont chez lui suffisamment forts parce qu’elles déterminent souvent la forme qui échappe peut-être à une définition rationnelle.
Et c’est ça qui intrigue parce que ça stimule l'appétit, active la curiosité et nourrit l’imagination. Et tout est juste, tout est possible parce que le spectateur, lui aussi, part à la rencontre avec la photographie et par l’intermédiaire de cette dernière à la rencontre du monde ou des mondes. Parce que dans ce média, encore mystérieux, deux mondes se multiplient, se pénètrent, s’annulent et se créent à nouveau.
1 Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, dans: Charles Baudelaire, Oeuvres Complètes, Paris 1954, p. 887.
2 Ibidem, p. 890.
3 Ibidem, p. 888.
4 Charles Baudelaire, Exposition universelle de 1855, dans: Charles Baudelaire, Oeuvres ..., p. 692.
5 David Carrier écrit sur le problème cartésien du dualisme entre l’esprit et le corps en réfléchissant sur la contradiction de l’expérience de baudelairienne. Comment se fait-il que l'esprit, une matière inextensible, influence le corps, une entité spatialement développée, et l’inverse? David Carrier, High Art. Charles Baudelaire and the origin of Modernist Paintings, University Park, Pa: Pennsylvania State University Press 1996, p. 3.
6 Charles Baudelaire, Salon 1859, dans: Charles Baudelaire, Oeuvres ..., p. 773.
6 Charles Baudelaire, Salon 1859, dans: Charles Baudelaire, Oeuvres ..., p. 773.
7 Baudelaire cite ici l’opinion d’Edgar Allan Poe sur ce sujet, en avouant en même temps que "même sans opium", on peut accéder à de „véritables fêtes du cerveau”. Charles Baudelaire, Exposition ..., p. 709.
8 Charles Baudelaire, Salon 1859..., p. 769.
9 Susan Sontag, Photography within the humanities, dans: Thinking Photography, ed. Liz Wells, London and New York 2003, p. 65.
10 Rosalind Krauss, The Photographic Conditions of Surrealism, „October” vol. 19 (Winter 1981), p. 25.
11 Krystyna Janicka en parle dans son étude "Surréalisme", Warszawa 1975, p. 99.
12 Ibidem, s. 31.
13 L’idée de "camera vision" (n’oublions pas qu’une vision n’est pas la même chose qu’une vue, c’est un procédé) en tant que façon spéciale de regarder, a été répandue entre autres par Moholy – Nagy dans les années 1920 et 1930. Rosalind Krauss, op. cit., p. 31 – 32.
> Download full text english français polski